Huile sur toile signée et datée 1889 en bas à droite
Renée comtesse de Sesmaisons et Juliette comtesse de Beaumont.Lire la suite
Au delà d’un charmant portrait de jeunes filles en fleurs, il est également question à travers la matérialité de ce tableau peint par Carolus-Duran, d’une histoire sociale et culturelle de la haute société sous la IIIe République. Le commanditaire de l’œuvre, Jeanne Say comtesse de Brissac et vicomtesse de Trédern (1848-1916), est un personnage pittoresque et original. Elle détient une fortune familiale colossale provenant de l’empire sucrier de son père Constant-André Say, dont elle hérite également le goût pour l’art. Son choix porte sur Carolus-Duran, le plus prisé des portraitistes, pour révéler la beauté des deux filles qu’elle a eue d’un second mariage avec le comte de Trédern. Ce double portraits en pied, présenté par l’artiste, au Palais des Beaux-Arts, lors de l’Exposition universelle de 1889, retient l’attention de ses contemporains par le brio de sa facture à l’apparente simplicité. Il participe de l’admirable décoration du somptueux hôtel particulier de la famille Say au 14 de la place Vendôme à Paris.
La commande passée par Jeanne Marie Say, marquise de Brissac et vicomtesse de Trédern, à Carolus-Duran pour peindre les portraits de ses deux filles ne passe pas inaperçue. L’information circule dans la presse avant même l’exposition publique de notre tableau. Le Gaulois et La Petite Presse s’en font les échos . La vicomtesse de Trédern, qui conserve son titre de noblesse depuis son divorce l’année précédente, jouit d’une renommée comme cantatrice équivalente à celle du peintre. Ses dons de musicienne lui permettent d’organiser des galas, des bals mondains et des œuvres caritatives très commentés dans les quotidiens. Elle s’est perfectionnée au chant auprès de Mathilde Marchesi, marquise de Castrone. Depuis, elle compose, chante, joue volontiers du piano lors des soirées musicales qu’elle organise les mardis dans son hôtel particulier de la place Vendôme, anciennement connu comme l’hôtel de La Fare dit aussi Hôtel de Pourtalès du nom des anciens propriétaires.
Les portraits de la famille Say ont toujours été commandés aux artistes les plus en vogue. Le portrait de Jeanne Marie Emilie Wey, la mère de la vicomtesse, peint par Franz Xaver Winterhalter est accroché dans son boudoir. Son père avait choisi Hippolyte Flandrin pour le représenter.
A l’achèvement du tableau en janvier 1889, l’aînée Renée (02/08/1873-15/01/1964) est âgée de 16 ans tandis que sa jeune sœur Juliette (1875-1963) a 14 ans. Difficile de différencier ces deux jeunes filles réunies à travers leur attachement fraterneldans cet émouvant portrait grandeur nature. Leur ressemblance est frappante. Carolus-Duran les lie par un subtil trait d’union visuel ; le rouge vibrant du pardessus entourant les épaules de l’aînée se retrouve dans le revers de la veste de la jeune fille assise aux cheveux défaits. Dans cet imposant double portraits, Carolus-Duran réussit à rendre la complicité et la fraîcheur de ses modèles à travers une certaine décontraction dans leur expression. L’enjeu est de trouver une pose à la fois solennelle et spontanée pour introduire les deux jeunes filles à la haute société. Son pinceau rapide reprend un dessin laissé visible - à peine esquissé au charbon - sur une sous-couche de couleur foncée. L’espace saturé de couleurs ne manque pas d’originalité. On retrouve ce fond sombre et coloré dans les admirables portraits peints des années 1890 (notamment dans celui de sa fille et de ses petits-enfants : Madame Feydeau et ses enfants, 1897, Musée d’Orsay). Le fort contraste obtenu met en valeur tant la subtile carnation des modèles que leurs riches toilettes. Le brio de la facture relève de cette technique d’exécution d’apparence rapide, le fra presto, dont Carolus-Duran est le maître incontesté.
Deux mois après son exécution, notre tableau est présenté en avril 1889, à l’exposition décennale des Beaux-Arts, réunissant les meilleures créations des dix dernières années à l’occasion de l’Exposition universelle se tenant à Paris. Accroché à la vue de tous dans la salle n°3 du Palais des Beaux-Arts, notre tableau est remarqué par le peintre et critique d’art Olivier Merson. Il le décrit, admiratif, dans son compte rendu publié dans le grand quotidien le Monde Illustré :
M. Carolus Duran a une fort belle exposition. Elle se compose de dix pièces, toutes marquées du ressort puissant, du cachet d’originalité qui font la gloire de l’artiste. (...) Sur ces dix pièces, trois sont inédites : le portrait en buste de M. Pasteur, expressif et ferme, les portraits en pied de deux jeunes filles, Mlles de T..., groupées dans le même cadre, l’une assise, l’autre debout, - il y a là une robe de satin blanc, d’une magie extraordinaire, - et un portrait d’enfant en robe rouge, pure merveille de modelé large, fin et souple, de coloris vivant.
Deux ans plus tard, Renée, l’aînée que l’on suppose être debout à droite de notre tableau, épouse le 1er décembre 1891, le comte Gabriel de Sesmaisons (1865-1917), futur chef d’escadron d’infanterie.
Leur union est annoncée dans la presse. C’est l’occasion pour la vicomtesse de Trédern d’organiser les festivités dans son hôtel de la place Vendôme. Les invités peuvent admirer, parmi la galerie de portraits familiaux, celui des deux demoiselles de Trédern peint par Carolus-Duran accroché dans l’un des salons :
"Le mariage de Mlle de Trédern avec la comte Gabriel de Sesmaisons a été célébré hier à la Madeleine au milieu d’une immense affluence. Après la messe, on est revenu à l’hôtel de la vicomtesse de Trédern, place Vendôme. (...) Tout autour les innombrables cadeaux envoyés par toute la société parisienne. Dans les salons du fond était le buffet au-dessous du magnifique portrait de Carolus Duran qui représente les deux demoiselles de Trédern, dont l’aînée est la mariée d’hier" .
Juliette, la cadette se marie « en atours Louis XVI de satin blanc et fleurs d’orangers, avec un grand fichu Marie-Antoinette, grand de merveilleuses dentelles », le 10 août 1894, avec le comte Marc Bonnin de la Bonninière de Beaumont (1869-1931), vice président délégué du cercle de l’union interalliée, administrateur de sociétés, capitaine de cavalerie de réserve.